Le bradage des noms de domaines aux marchands Laurent Chemla
Texte publié par la revue « Après-demain », éditée par la Ligue des droits de l’homme est consacrée au thème « Internet et démocratie » (N°430-431 janvier-février 2001).
Commençons par un peu d’histoire et de technique, c’est hélas nécessaire à la compréhension car c’est bien cette prétendue complexité technique qui permet à certains d’opérer comme bon leur semble ce que je n’hésite pas à appeller un vol légal.
Un nom de domaine, ce n’est ni plus ni moins que l’association d’un nom à une adresse d’un ordinateur connecté à Internet. Il est plus facile de se souvenir qu’il faut taper www.francetelecom.com pour atteindre le site Web de l’opérateur de téléphonie que de noter sur un bout de papier l’adresse numérique (193.252.71.4) du même ordinateur. Même si, à terme, c’est bien cette adresse numérique qui sera utilisée par votre navigateur pour aller chercher l’information voulue.
Pour que ça marche, il faut évidemment un système capable de fournir à votre navigateur le numéro de l’ordinateur dont vous avez tapé le nom. Ce système est connu sous le nom de DNS (Domain Name System) et repose sur une grosse base de données centralisée, gérée par une entreprise américaine qui a reçu pour ça délégation du gouvernement des États-Unis.
Au final donc la création d’un nom de domaine n’est ni plus ni moins que l’ajout d’une correspondance entre ce nom et un numéro à l’intérieur de cette base de donnée centralisée. Rien d’autre. Un système simplissime donc et qui fut totalement gratuit tant que la gestion de cette base centrale était financée par de l’argent public.
Le coût de l’enregistrement, une fois pour toutes, d’un nom de domaine est évalué à 2 francs environ. Ce type de somme est facile à gérer quand il s’agit d’argent public: il suffit de financer l’organisme qui s’en occupe. Mais dès lors qu’une entreprise privée doit facturer ce type de service, les prix s’envolent: le prix de la seule facturation (devenue annuelle) est déjà supérieur au prix du service lui-même, ne serait-ce que parce qu’elle implique une comptabilité, du courrier, des services qui nécessitent bien sûr du personnel, qu’il faut bien payer.
Le prix des domaines est donc passé à 35$ pour deux ans dès la privatisation de ce service, une privatisation qui a créé un monopole mondial pendant les 4 années passées avant l’ouverture du marché des seuls emsemble de noms internationaux (.COM, .NET et .ORG) à la concurrence, début 2000, et le début de pas mal d’offres concurrentes.
Le droit des marques
Quand le marché récupère un outil technique qui n’a pas été créé pour lui à l’origine, il n’est pas étonnant qu’il se retrouve avec un outil inadapté.
Dès qu’Internet (qui a vécu 20 ans sans ces problèmes) s’est ouvert au commerce en ligne, des entreprises ont voulu disposer pour identifier leurs ordinateurs du même nom que celui sous lequel elles sont connues en dehors du réseau. C’est bien normal mais voilà: le genre de domaine le plus demandé (pour des raisons tant techniques qu’éthymologique) est le .COM, et il n’est pas possible d’attribuer dans .COM deux noms identiques pour deux entreprises utilisant le même nom, chacune dans leur pays d’origine. .COM est mondial (ce qui arrange bien les entreprises, justement) mais chaque nom y est unique, et donc rare.
On a donc vu très vite les entreprises se précipiter pour acheter, souvent à n’importe quel prix via des intermédiaires, le nom de domaine qu’elles souhaitaient. Et bien entendu, face à elles, des petits malin qui enregistraient à tour de bras le nom des grosses sociétés qui avaient été trop lentes, pour les leur revendre ensuite à des prix phénoménaux (quelques centaines de milliers de francs dans certains cas notoires).
Jusque là, rien à dire: quand le marché prend Internet en charge, il le gouverne avec ses propres lois, fussent-elles celles du plus fort ou du plus rapide.
Là où il y a à dire, c’est quand après cette période un peu folle on a vu des entreprises gagner des procès pour récupérer le nom de domaine ‘volé’ par un concurrent ou un petit malin. Quand on a vu que ce type de procédures devenaient la règle au point d’être incluse dans la ‘jurisprudence’ des vendeurs de noms.
Pourquoi ? Parce qu’un nom de domaine n’est pas une marque, et ne peut pas l’être:
- Un nom de domaine est unique sur toute la planète, mais son enregistrement ne peut respecter l’ensemble des législations entourant le dépot d’une marque dans chacun des pays du monde. Même l’Organisation Mondiale pour la Propriété Intellectuelle ne regroupe que 47 pays et les sociétés qui déposent une marque par son intermédiaire n’ont aucune garantie que ces 47 pays accepteront tous le dépot. Les garanties entourant le dépôt d’une marque sont donc importants. Mais il n’existe rien de comparable dans le monde des noms de domaines internationaux où la seule règle qui tienne est celle du « 1er arrivé 1er servi ».
Un jugement récent vient d’ailleurs de rappeller la différence entre une marque (qui n’est déposée que dans quelques classes bien précises) et un nom de domaine (qui est unique au monde, par définition).
Vouloir faire tenir le rôle d’un registre mondial des marques au système des noms de domaine signifierait donc la fin (au moins dans le monde du commerce électronique) des législations nationales concernant le droit des marques et une dérive vers la privatisation (puisque les noms de domaines relèvent du seul marché) de la dénomination des personnes morales. Est-ce vraiment un objectif ?
- Même s’il est bon de disposer de moyens de recours pour qu’une entreprise puisse récupérer légalement son nom sans avoir à débourser ce qui serait une rançon, le fait de lier ce recours à la seule notoriété de la marque implique à terme que le système des noms de domaines est limité au marché des entreprises: un simple citoyen n’ayant aucun moyen de déposer son nom en tant que marque ne pourrait pas concurrencer une entreprise qui, quelque part sur la planète, utiliserait ce même nom commercialement.
Ce serait donc à terme une méthode comme une autre de réserver Internet au seul commerce, en reléguant les citoyens et leur expression dans une zone moins ‘voyante’ du même réseau. Le commerce n’aime pas la concurrence mais doit-il pour autant faire en sorte d’interdire aux citoyens la visibilité qu’apporte un nom de domaine international ?
Ces arguments semblent solides, l’un légalement et l’autre socialement.
Pourtant ils sont de plus en plus souvent ignorés par les autorités de tutelle, au moins en Europe et plus particulièrement en France. En France, soit-disant pour éviter les abus, l’AFNIC (organisme chargé de vendre les .FR) a mis en place ce qu’on appelle une « charte de nommage », qui définit qui peut acheter un domaine et à quelles conditions. Et puisque l’objectif là aussi est la protection des marques, seuls ceux qui peuvent prouver une activité commerciale établie en France peuvent acheter le nom qui figure sur leur extrait de K-bis. Autant dire qu’aucun particulier ne peut espérer disposer d’un nom de domaine en .FR, et nul ne s’étonnera du faible nombre de domaines de ce genre (début 2000 on comptait moins de 80000 domaines en .FR contre plus de 900.000 dans .DE, les allemands étant plus ‘libéraux’ dans leur système d’attribution des noms).
Pire encore, alors que l’Union Européenne est en passe de permettre la création de domaines en .EU, voilà que la même question revient sur le tapis: il semble qu’il soit plus urgent de faire en sorte de protéger les marques des entreprises européennes que de permettre aux citoyens d’affirmer leur appartenance à la Communauté. Et l’UE semble donc se diriger elle aussi vers un système dans lequel il faudra faire la preuve qu’on a le droit d’utiliser un nom avant de pouvoir créer un domaine. Ce qui est louable, bien sûr, mais qui implique des vérifications administratives faites par des humains, et donc des coûts et des délais rarement compatibles avec la vitesse d’Internet et en tout état de cause rédibitoire pour de simples citoyens.
Les enjeux de pouvoir
Aujourd’hui tout le monde l’a compris, même s’il a fallu du temps: Internet est décentralisé au point de n’avoir aucun ‘responsable’ central identifiable et qui fournit le service que chacun peut utiliser.
Or les noms de domaines, du fait de l’existence d’une base de donnée centrale, sont le seul ‘lieu’ identifiable par lequel tout un chacun doit passer pour exister sur le réseau. Il est bien évident, du coup, que c’est là que se situent toutes les luttes de pouvoirs, puisque c’est le seul pouvoir imaginable. La Commission Européenne l’a bien compris puisque bien plus qu’un nouvel espace de nommage, le futur .EU lui permettra de participer à part entière à ces luttes de pouvoirs en tant que gestionnaire de cet espace.
Lorsqu’au début de l’année 2000 le gouvernement américain a choisi de casser le monopole de la seule entreprise qui vendait ces noms, il a créé un comité chargé d’organiser la concurrence sur ce marché: l’ICANN. Et bien évidemment l’ICANN est devenu le lieu de toutes les luttes d’influence et de pouvoir, une sorte d’embryon de gouvernement officiel du Réseau qui a été jusqu’à faire élire une partie de ses membres au suffrage universel mondial.
Les décisions d’une telle entité sont lourdes de conséquences, au moins financières: le marché des noms de domaine à lui seul génère environ un million de dollars par semaine et ne cesse de grossir, on pourrait dès lors s’attendre à ce que l’ICANN prenne ses décisions de la manière la plus transparente possible, à l’image de n’importe quelle organisation internationale. Or la première décision d’envergure de ce comité a été la création de 7 nouveaux ensembles de noms de domaines internationaux (en plus des .COM .NET et .ORG).
Etions-nous dans une situation de pénurie de noms telle qu’elle implique une telle urgence ? Il ne semble pas que le nombre de domaines vendus dans les 3 .COM/NET/ORG diminue, comme ce serait le cas s’il ne restait plus aucun nom disponible dans aucune langue. Au contraire ce nombre augmente sans cesse.
Ce qui est évident, c’est que dans l’hystérie collective qui entoure la question du nommage sur Internet, toutes les entreprises qui disposent déjà d’un nom dans .COM achèteront, quel qu’en soit le prix, le même nom dans le futur .BIZ et dans le probable .EU européen. Et feront de même pour tout nouvel espace qui se créera simplement pour éviter qu’un concurrent ne le fasse, et parce que même en achetant 2000 dollars (le prix prévu pour les .BIZ) une prestation dont le prix de revient avoisine les 2 francs, une entreprise, même petite, ne prendra aucun risque quant à son image.
Mais il est tout aussi évident qu’aucune entreprise n’avait besoin de ces nouveaux espaces: elles disposent en très grande majorité déjà de leur .COM et n’ont aucun intérêt à associer plusieurs noms à un même ordinateur. Elles sont, en pratique, otages du système et doivent acheter par précaution tout nouveau nom possible, et ce quel que soit le nombre de nouveaux espaces de nommage qui se créeront.
Non: ceux qui ont intérêt à ces nouveaux espaces sont uniquement ceux qui vont les vendre, et eux seuls. On voit donc déjà l’influence d’interêts très puissants au sein de l’ICANN, qui ne sont que financiers et qui créent des besoins sans réalité. Qui vendent du vent, donc, mais sous la contrainte.
Force est de constater que le seul lieu de pouvoir qui puisse exister sur Internet, loin d’être une contre-partie du commerce tout-puissant est au contraire soumis aux seules lois du marché. Force est aussi de constater que l’ICANN, contre toute attente, a interdit à ses nouveaux membres (fraichement élus au suffrage universel mondial à grands renforts de publicité) de participer aux délibérations devant conduire au choix des opérateurs des nouveaux espaces de nommage. Et n’oublions pas qu’à ce jour le département du commerce américain dispose toujours d’un droit de véto sur les décisions de l’ICANN, c’est dire à quel point ce comité est indépendant.
Libéralisation et citoyens
L’ICANN cependant a de bons côtés. Pour une fois en effet on constate que la libéralisation d’un marché se fait au profit des simples particuliers plutôt qu’à celui des grandes entreprises.
Bien sûr, les sociétés qui vendent les noms gagnent beaucoup d’argent. Bien sûr aussi, n’importe qui dans le passé pouvait enregistrer son propre domaine dans .COM, .NET ou .ORG, mais voilà: l’ouverture à la concurrence s’est accompagnée de pas mal de remises en questions et de quelques ajustements.
L’ICANN, qui devait gérer le système existant qui permettait à n’importe qui, donc d’acheter n’importe quel nom, a dû faire face au problème dit du « cybersquatting » consistant à déposer le nom d’une grande entreprise pour le lui revendre ensuite avec un profit maximum. Pour ce faire, il a été décidé de créer une procédure qui permet aux entreprises lésées de réclamer leur nom et, si elles apportent la preuve de la volonté délibérée du voleur de n’avoir agi que pour le profit, de le récupérer gratuitement.
Ca peut sembler anodin, mais non seulement cette procédure fonctionne très bien mais aussi et surtout elle apporte un démenti formel à tous ceux (y compris l’organisme de gestion des .FR qui dépend du gouvernement) qui pour protéger les marques imposaient des rêgles si strictes qu’elles interdisaient tout simplement à un simple citoyen de déposer son propre nom: n’espérez pas créer un jour VOTRENOM.FR si vous ne disposez pas d’un extrait de K-bis apportant la preuve que vous avez une entreprise déposée au registre du commerce sous VOTRENOM: c’est interdit.
Non seulement la procédure de réglement « à l’amiable » des conflits mise en place par l’ICANN a permi de montrer qu’il existait d’autres moyens qu’une extrême bureaucratie pour éviter les abus, mais en plus elle a poussé à la création de bureaux d’enregistrement des noms orientés vers les particuliers et eux seuls en affermissant le droit de quiconque à posséder un nom de domaine, pour peu qu’il soit utilisé sans volonté de voler quiconque.
Qu’à la limite un nom coute quelque centaines de franc par an alors que la procédure de création ne revient en tout et pour tout qu’à quelques francs, passe encore: il ne peut exister d’enregistrement sans services ajoutés, ne serait-ce que d’aide technique au client sans compétence.
Qu’à la limite on essaie de protèger les marques et les entreprises des petits malins qui jouent sur le retard pris par les grandes entreprises, passe encore.
Mais qu’on utilise ce seul argument, dont on voit qu’il est simplement faux (la Belgique qui usait des mêmes arguments et des mêmes interdictions vient d’ailleurs de faire marche arrière et de s’aligner sur les pratiques plus claires de l’ICANN), pour en pratique interdire aux citoyens d’être aussi visibles sur Internet que les entreprises, et c’est tout un monde qu’on modèle: un monde du commerce tout puissant, qui rejette dans les oubliettes des réseaux la parole citoyenne qui dérange tant.
Aujourd’hui même s’ouvre à Nice un combat pour une Europe plus sociale et moins mercantile. Et dans le même temps, loin des projecteurs, la Commission Européenne prépare l’ouverture aux seules entreprises, selon le modèle français, d’un nouveau type de noms de domaines. Quel que soit son choix mon entreprise en tirera des bénéfices certains. Mais l’Europe, qui dispose là d’un moyen unique de créer un espace de citoyenneté européenne, choisisse de réserver cet espace aux seules entreprises est un signal fort, et qui demain sera jugé comme tel.
Je ne veux pas être jugé avec elle.