Le soleil a rendez-vous avec la lune Une nouvelle d'Elisa, 2002
Enfin, il s’est endormi. Elle somnole depuis un moment, mais elle sait reconnaître l’instant où le souffle ralentit. Elle a l’habitude… Doucement, elle soulève le bras qu’il avait laissé autour de sa taille. Elle glisse hors du lit, savoure le contact du sol froid sur ses pieds nus. Légère, elle récupère ses vêtements qu’il avait éparpillés dans la pièce. Encore dévêtue, elle esquisse un pas de danse, et s’habille à regret. Elle le contemple quelques secondes. Comment s’appelle-t-il, déjà ? Aucune importance… Elle entrouvre la porte, et, sans un regard en arrière, s’envole vers la ville qui dort encore.
3h40. Elle est étonnée qu’il soit si tôt. Tant mieux. Elle respire l’air froid de la nuit, cherche des yeux les étoiles, cachées par la pollution. A peine habillée, elle ne sent pas la fraîcheur propre à ces heures sombres. La nuit règne, et cela lui suffit.
Elle va être en avance… Les premiers rayons du soleil peinent à traverser la brume parisienne. Elle décide d’y aller à pieds, enlève ses chaussures, et sourit à l’ombre. Le silence est presque parfait, la pénombre aussi, il n’y a qu’elle dans la rue. Elle aime tellement cette heure fragile où elle est seule au monde, où chacun est dans son lit et dort, ignorant la beauté de la nuit et ses secrets. Elle se laisse aller à l’ivresse de la fin de sa liberté. Elle danse soudain, elle chante, elle court ou elle marche, tout simplement. Parfois aussi, elle pleure. Mais pas ce matin. Elle repense à sa soirée de la veille, si semblable aux précédentes et à celles qui suivront. Une ambiance inquiétante, du noir, des bougies, de l’alcool… L’habituelle ronde autour d’elle d’hommes attirés par son éclat. Elle était comme toujours la seule en blanc, la plus jeune, la plus sauvage. Ils l’attrapaient, la touchaient, la voulaient. Elle ne les voyait pas, mais eux ne voyaient qu’elle. Et pourtant, elle leur fait peur, comme s’ils pouvaient se brûler à sa lumière sombre. Elle profite de ce monde parallèle, elle vit l’intensité de ces moments d’oubli, devenant l’essence même de ces endroits. Elle changeait de bras, buvant dans tous les verres, commençant des conversations qu’elle ne finissait pas. Ceux qui ne l’avaient jamais vue la contemplaient, troublés par ce mélange de mystère et d’innocence, étonnés de voir qu’elle était différente, étrangère à ces lieux, et pourtant bien plus à sa place que n’importe lequel d’entre eux.
Elle avait terminé la soirée dans des bras inconnus, comme à chaque fois. Un dernier moment d’abandon, avant que la réalité lui revienne, et qu’elle réalise que le temps a passé. Elle l’a déjà oublié, sauf ses yeux. Elle se rappelle toujours de leurs yeux, sans savoir pourquoi. Un dernier regard à la nuit qui, peu à peu, s’estompe. Elle sent que le jour se rapproche, condamnant son univers à l’oubli momentané. Elle est arrivée. Elle lève les yeux sur l’immeuble familier, aucune lumière ne brille aux fenêtres. 4h35. Cette fois, c’est lui qui est en retard… Elle va encore le réveiller, mais il ne lui en voudra pas, il est habitué. Elle entre dans le hall, laissant les lumières éteintes. Ses pieds connaissent les lieux, elle arrive bientôt devant la porte, dans le noir encore. Un instant de répit… Elle sonne, deux coups brefs. Elle s’assoit par terre, elle l’attend.
Deux coups de sonnette… Elle est là. Encore endormi, il se lève, allume la lumière immédiatement et enfile rapidement un pantalon et un tee-shirt noirs. Il s’étire lentement, sourit au jour qui pointe. Enfin, il ouvre la porte. » Bonjour. »
Dans le couloir sombre, ça ouvre un carré de clarté. Elle l’observe, sans répondre à son salut. Il est du jour, il vient de l’aube, il vit aux heures du soleil. Grand, élancé, la peau halée, les cheveux blonds et les yeux clairs, contrastant avec ses vêtements noirs. Elle ne l’a jamais trouvé aussi beau qu’à ces instants où il apparaît, auréolé de lumière. Mais elle ne lui a jamais dit. Elle ne dit presque jamais rien. Elle est là, assise dans l’ombre. Elle se lève, mais sans venir vers lui. Vêtue de blanc, le teint clair, ses yeux noirs sont embrumés par la fatigue, par la nuit longue, par l’alcool aussi. Ses longs cheveux si sombres sont en bataille, son visage est pâle. La fille de la nuit en fin de soirée… Ses yeux étincellent d’un éclat obscur, elle brille dans ce petit couloir. Elle est belle. Excessivement belle.
Instant de reconnaissance mutuelle. Face à face, ils aiment ce moment où leurs vies se croisent. Quelques instants où ils se rejoignent, se complètent. Une communion inexprimée… celle de la nuit et du jour.
Il referme la porte, frémit au contraste avec l’obscurité qui les environne soudain, elle lui prend la main. Ils partent, à la rencontre de la rue encore silencieuse. Ils marchent, comme d’habitude, suivant machinalement ce chemin déjà parcouru tant de fois. Ils regardent la ville qui se réveille, lentement.
Trop lentement… Il aime le soleil, le bruit de la rue, le murmure de la foule, la chaleur du jour. Il se lève avec le soleil, savourant l’instant du premier rayon, les chants des oiseaux qui s’éveillent. La nuit l’inquiète, par son mystère, sa pénombre. Il est angoissé par ce silence auquel il ne s’habitue pas. Mais elle est avec lui, elle connaît la nuit. Sa main dans la sienne le rassure.
Pieds nus, tous les deux, ils croisent les premiers passants, qui les observent. Quel couple singulier, si mal assorti et pourtant si évident. Mal à l’aise, les gens ne détournent pourtant pas le regard. La sombre habillée en blanc et le clair habillé en noir attirent et repoussent en même temps. On voudrait les toucher, les fuir et les retenir. Mais ils s’éloignent déjà, inexorablement.
Imperceptiblement, l’ambiance a changé. Ce n’est plus la fin de la nuit mais le début du jour. Il se détend peu à peu, tandis qu’elle resserre son étreinte. Son monde s’enfuit lentement, pour laisser place au jour, à son bruit, à sa clarté effaçant les ombres où elle se cache. Elle devient plus pâle encore, ses pas se font hésitants. Soudain craintive, elle regrette la nuit et sa pénombre, méfiante devant la lumière qui triomphe, comme toujours. Il devine ses inquiétudes, alors que les visages inconnus mais pourtant familiers de la foule deviennent plus nombreux. Elle perd son monde, doucement. Elle aurait voulu que la nuit continue… mais elle sait qu’il a besoin du jour.
L’équilibre fragile qui les réunit entre la nuit et le jour se rompt peu à peu. Elle est de plus en plus pâle, et paraît si fragile. Elle s’éteint, pendant que le jour se lève. Il resplendit, souriant à la douceur des premières lueurs du jour enfin retrouvé.
Bientôt ils sont devant leur porte. Le cycle est terminé, l’heure d’union est passée, ils doivent se séparer. Soulagée, elle va pouvoir se cacher de ce soleil insolent. Ils sont face à face. Beauté sombre, ange de lumière. Elle recule, entre dans leur refuge. Elle se retourne une dernière fois, il a juste le temps d’apercevoir l’éclat de ses yeux noirs, de sentir son aura mystérieuse. La porte est refermée, jusqu’à la prochaine nuit. Il est seul, debout dans le soleil matinal, et continue lentement son chemin. La nuit a cédé la place au jour.