Le yoyo, le téléporteur, la carmagnole et le mammouth. Laurent Chemla Juin 1999
Internet est un yoyo.
Quand la firme japonaise Bandaï décide de relancer la mode du yoyo, inutile de vouloir éviter la vague. Tout le monde se remet au yoyo, en sachant d’avance qu’on ne saura jamais faire les jolies figures que le démonstrateur nous a montré, mais quand même : pour être dans le coup il faut avoir son yoyo. Au point que certaines entreprises se sont reconverties, même temporairement, dans la fabrication et la vente exclusive de yoyos.
Quand le commerce s’est emparé d’Internet, le réseau est devenu tout aussi incontournable que le yoyo. Impossible d’y échapper : soit vous avez Internet et vous êtes dans le coup, soit vous ne l’avez pas et vous voilà tout bête quand vos amis se mettent à parler de David Hirshmann au beau milieu du repas samedi soir.
Est-ce à dire qu’Internet, comme le yoyo, est un objet de mode, inutile pour le commun des mortels mais rendu incontournable grâce au service marketing des fournisseurs de téléphonie ?
J’ai longtemps défendu l’idée qu’Internet n’était pas un tel objet, et qu’il fallait avoir conscience, avant de s’y aventurer, du fait qu’il s’agissait d’autre chose que d’un simple moyen d’information moderne et rapide. Qu’en quelque sorte, il fallait apprendre à lire avant d’acheter le dernier Goncourt.
J’avais tort. Si j’en crois la façon dont il est présenté, Internet n’est pas un nouvel outil social, d’une importance comparable à l’invention de l’imprimerie en son temps, et il n’y a pas besoin d’apprendre à lire pour acheter le dernier livre à la mode non plus : ce qui compte c’est de montrer qu’on l’a. J’avais tort donc, la preuve c’est que tout le monde est d’accord pour considérer que Internet, c’est super-pratique pour dire à son chauffeur de taxi qu’on est assis derrière lui.
Ou bien est-ce le contraire ? Au final, lorsque je parle d’Internet avec des gens normaux (comprendre des gens dont le métier n’est pas relié, de près ou de loin, à l’informatique et aux réseaux), j’ai souvent l’impression que mon interlocuteur aimerait bien savoir à quoi sert l’outil qu’il paie si cher, mais n’en a finalement qu’une idée fort limitée.
En dehors, bien entendu, des (rares) cas où il souhaite faire savoir à son chauffeur de taxi qu’il est assis derrière lui.
Même s’il n’est pas question de négliger le fait qu’Internet, tel que nous le connaissons aujourd’hui, est en grande partie le résultat de sa commercialisation à outrance, il ne se résume pas, quoi qu’en disent ceux qui le banalisent pour mieux le vendre, à ce gadget édulcoré qui permet de prévenir sa famille de la naissance du petit dernier, ou de prendre connaissance des derniers cours de la Bourse.
Internet c’est d’abord un outil qui met en relation des ordinateurs, et à travers eux les humains qui utilisent ces ordinateurs. Et n’importe quel sociologue vous dira qu’un outil mettant des humains en relation n’est pas un simple gadget, mais au contraire un instrument social nouveau, qui influe directement sur la société de part sa seule existence.
Internet est un téléporteur.
Vous êtes-vous déjà demandé ce que deviendrait notre monde si, demain, on inventait un moyen, une méthode quelconque, qui permette à tout le monde de se déplacer instantanément à n’importe quel endroit, à tout instant, de par sa seule volonté, gratuitement ou presque.
Quelques idées viennent à l’esprit. Les voyages seraient rapides, et moins chers. En vacances, on pourrait revenir chez soi fermer le gaz facilement. On pourrait même habiter en Australie et travailler à Paris.
Mais aussi : les voitures, les trains, les avions, les routes deviendraient presque inutiles. Des millions de gens seraient au chômage. Des industries entières deviendraient inutiles.
Les chauffeurs de taxis se reconvertiraient en Scotty.
Mais encore : les lois qui fondent nos sociétés deviendraient fort difficiles à appliquer. Si je peux me téléporter dans les coffres de la Banque de France et en ressortir librement, que devient l’argent ? Si je peux entrer et sortir librement de n’importe quel espace privé, que devient la propriété ?
Et je manque certainement beaucoup d’imagination en me limitant à ces quelques exemples, à peine ébauchés.
Ce serait sans doute la fin d’un monde, et le début d’un autre. Un paradigme, pour utiliser un mot à la mode.
Une chose est sûre, cependant, c’est qu’un tel changement ne se ferait pas sans une prise de conscience de tous des risques, du danger, mais aussi des bienfaits potentiels. Une révolution sociale de cet ordre ne peut se faire sans douleur, et la douleur maintient éveillé. Nous aurions à nous poser bien des questions sur notre futur, et bien des décisions à prendre pour choisir les bienfaits et nous protéger des dangers d’un tel monde.
La mise à la disposition d’Internet chez monsieur tout le monde représente, dans le domaine de l’immatériel, un changement presque aussi grand que l’invention du téléporteur dans le domaine de la physique. La possibilité de flux trans-frontières de tous les biens immatériels est rendue possible à l’échelle de l’individu. Les échanges d’opinions et d’idées se font, à la limite du langage près, entre des individus qui n’avaient aucune chance de se rencontrer avant, depuis des lieux qui sont aussi éloignés que possible sans que la distance ne joue plus le moindre rôle.
Comment imaginer qu’un tel objet soit sans conséquence non seulement au niveau de chaque utilisateur, mais aussi au niveau de nos sociétés. Comment comprendre que le débat sur la mondialisation soit limité au domaine économique quand la mondialisation est devenue, sans qu’on sache comment ni pourquoi, un fait incontournable dans tous les domaines de l’immatériel ?
Et surtout : comment imaginer qu’une révolution de cette ampleur reste ignorée du législateur au point qu’il faille des affaires comme celle d’Altern pour qu’il daigne s’y intéresser, de manière ponctuelle et sans lendemain ?
Pourtant, le politique ne peut ignorer qu’il est devenu impossible d’empêcher la diffusion des sondages la semaine précédent une élection. Il ne peut pas ignorer non plus qu’il est devenu quasiment impossible de faire payer la TVA sur un logiciel payé et téléchargé depuis les États-Unis.
Ces menus exemples sont légion. Pris un par un, ils ne sont jamais que des épiphénomènes. Pris dans leur ensemble, ils démontrent que des lois nationales sont devenues caduques. Sans le moindre vote parlementaire. Sans le moindre débat national.
Et le Politique ne fait rien. Pire : il présente lui aussi Internet comme un gadget. Un moyen de mettre en place une meilleure relation entre les administrations et les citoyens. Un guichet ouvert 24/24h. Et pour les écoles, un vague outil dont la mise en place est obligatoire, auquel il faut former les élèves, mais sans dire comment, et surtout sans dire pourquoi.
Car finalement, la question est bien celle-là : si Internet ne sert pas à dire bonjour à son chauffeur de taxi, ou à écouter la radio, à quoi ça sert, Internet ?
Internet et la Carmagnole.
Historiquement, même si ça n’a pas duré longtemps, Internet n’est qu’un outil informatique permettant la mise en commun de ressources chères. Comme lorsqu’on relie chez soi deux ordinateurs en réseau local pour utiliser la même connexion à Internet, Internet lui-même est inventé pour partager de la puissance de calcul, de l’espace disque, des applications… Tout ce qu’un réseau local permet de partager.
Bien entendu, les humains qui utilisaient les ordinateurs dans ce réseau ont aussi utilisé le réseau pour parler aux autres humains qui se trouvaient éloignés d’eux. L’usage créant la fonction, comme chacun sait, nous avons donc une première réponse : Internet sert à mettre les gens en relation.
Cette simple phrase est en contradiction formelle avec ce que quelques sociologues n’ayant sans doute jamais dépassé le stade du « bonjour à son chauffeur de taxi » (mais est-ce de leur faute s’ils n’ont d’Internet que cette vision étriquée ?) affirment depuis quelques temps : comment un outil dont la fonction est la mise en relation d’humains peut-il être l’outil qui va créer, selon eux, encore plus d’individualisme et de repli sur soi ?
En fait, et des études récentes l’ont montré, Internet favorise bel et bien l’éclosion de nouvelles formes de sociabilité (@rt flash 53). Nombreux sont ceux qui retrouvent une vie sociale via le réseau, et des fois mêmes avec plusieurs chauffeurs de taxis différents.
Voilà une des raisons qui valident la grande diffusion d’Internet. Dans une société de moins en moins structurée, Internet crée de nouvelles structures sociales et socialisantes. Une des plus belles démonstrations qui soit de ces nouvelles structures est la communauté qui s’est développée, notamment grâce à Internet (bien qu’elle soit d’abord liée à tous les réseaux électroniques préexistants au développement d’Internet, et qu’à ce titre on peut aussi bien dire qu’Internet doit son existence à cette communauté que l’inverse), autour du logiciel libre et de la logique de partage et de coopération qui permettent l’existence tant d’Internet que des logiciels libres.
Je crois aussi, au risque de laisser penser que je fume autre chose que du tabac, que l’explosion d’Internet répond à un besoin formel que l’évolution de nos sociétés a rendu inévitable, comme l’imprimerie répondait en son temps aux besoins de la Renaissance, qui créait trop de savoir par rapport aux méthodes antérieures de diffusion de la connaissance.
C’est pour moi la seconde raison qui fait qu’Internet fait l’objet d’une telle diffusion : ma thèse est qu’il répond à un besoin évolutionniste d’une espèce dont la survie est basée sur le transfert du savoir. Le hasard a fait qu’Internet était disponible lorsque l’espèce en a eu besoin, la nécessité fait aujourd’hui qu’il doit être diffusé le plus largement possible.
Enfin, et c’est sans doute l’aspect qui me motive le plus, Internet offre un espace d’expression public à tout un chacun.
Ca semble être une évidence, mais ça ne l’est pas. Internet est présenté, tant par le Politique que par le Commerçant, comme un moyen d’accès à l’information et comme un moyen de dialogue. Une espèce de combiné télévision/téléphone, ni plus ni moins. Seuls ceux qui ont une expérience de l’outil, et le savoir permettant d’obtenir cette expérience, en viennent petit à petit à l’utiliser pour s’exprimer en public, sur les forums ou sur un site Web.
Or cette possibilité, plus encore que les précédentes, constitue une nouveauté sans précédent dans l’histoire. S’il y a une révolution Internet, c’est celle-là, et pas les gadgets plus ou moins « cyber » dont nous abreuve le marché et les médias. Il n’y a jamais eu, dans l’histoire de notre civilisation, de moyens permettant à n’importe qui se s’adresser potentiellement à plusieurs millions de ses concitoyens. Jamais à cette échelle, et jamais aussi accessible, en tout cas.
Et cette possibilité là est révolutionnaire, au sens propre. Elle permet pour la première fois l’exercice d’un des droits de l’homme évoqué dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : le droit à la liberté de communication. Un droit qui n’est à ce jour garanti, au niveau du simple citoyen, par aucune loi. C’est dire à quel point son exercice est resté théorique jusqu’à ce jour.
La raison d’être d’Internet n’est pas de dire bonjour à son chauffeur de taxi. Il n’est pas non plus d’écouter la radio en ne payant que 500 fois plus cher pour un résultat moins bon qu’en utilisant un simple récepteur grandes ondes.
Quelle que soit la façon plus ou moins crétine dont les médias nous présentent Internet, quelle que soit la prise en compte plus ou moins intelligente de cet outil par nos hommes politiques, ça ne change rien à l’inéluctabilité d’un outil tel qu’Internet. Il ne débarque pas dans nos vies comme le retour du fils du yoyo imposé par le marketing. Il ne débarque pas dans nos vies comme une technologie de plus qui simplifierait, à l’instar d’un minitel, notre vie quotidienne.
En tout cas pas seulement, et aucune de ces deux visions ne suffirait à expliquer l’essor, dans la taille et dans la durée, du développement d’Internet.
Pour moi, c’est le triple besoin social, évolutionniste et humain qui rend Internet inéluctable, et qui nous contraint à l’accepter même s’il doit nous conduire à une remise en question dans les domaines de l’éducation, de la loi, du travail et des relations humaines.
La logique du mammouth.
L’objectif de l’École Ouverte n’est pas d’inculquer les idées qui précèdent aux élèves qui suivent ses cours. Ces idées sont les miennes, et si j’abuse de ma position pour vous les communiquer c’est avec une honte non dissimulée.
L’objectif de l’École Ouverte est basé sur un présupposé que j’ai longuement abordé avec vous : Internet est incontournable, il est inéluctable, il change déjà notre société, les rapports humains entre individus, la façon dont le savoir est diffusé, offre le moyen d’exercer une nouvelle liberté, impose de ce fait de nouvelles responsabilités.
Accessoirement, il crée de nouvelles formes de commerce et de développement économique, et permet de dire bonjour à son chauffeur de taxi. Ces aspects concernent assez peu l’École ouverte.
Ce présupposé admis notre objectif est d’offrir à tout citoyen suffisamment de savoir et de compétences techniques pour que, maîtrisant l’outil du point de vue technique, il soit capable d’évaluer lui-même les conséquences de l’existence de cet outil. Pour lui-même comme pour la société tout entière.
Internet, c’est entendu, est installé dans nos écoles et nos lycées. L’objectif de cette mesure est toujours aussi vague, les moyens humains permettant aux professeurs d’enseigner l’usage de ce nouvel outil sont ridicules en comparaison de son importance, mais j’ai abordé dans ce qui précède quelques unes des raisons qui, à mon sens, expliquent l’indigence des moyens mis en place.
Des accès à Internet sont aussi mis en place dans nos administrations, nos mairies, nos postes. On ne sait pas très bien pourquoi, et la plupart de ceux qu’on nomme à cette occasion « responsables Internet » ont pour toute compétence le grand avantage d’avoir eu l’occasion d’envoyer un e-mail une fois dans leur vie passée. Certains de mes proches sont dans cette situation, et elle n’est pas agréable.
La société toute entière se voit imposer l’usage de cet outil, complexe tout autant techniquement que sociologiquement. Dangereux même, par pas mal de côtés. Et nos gouvernants semblent compter sur l’auto-formation de tous les citoyens pour que cet outil soit maîtrisé. Autant compter sur l’auto-formation pour l’apprentissage de la lecture : on aura sûrement des résultats, quelques petits génies qui sauront lire au bout d’un temps étonnamment court, une grande masse de gens normaux qui sauront associer une image à un mot, et une masse encore plus grande d’ignorants incapables d’utiliser un outil qui sera devenu d’une importance primordiale dans ses rapports avec le reste du monde.
Sans parler des aspects sociologiques, nous croyons pour notre part qu’un effort énorme de formation technique est nécessaire, à tous les niveaux de la société, pour que tout un chacun soit à même d’utiliser tous les aspects d’Internet, jusqu’à celui qui permet l’exercice de la liberté d’expression.
Nous espérons parallèlement que les clés techniques permettront à ceux qui les auront de prendre conscience de l’importance sociale, et partant de prendre part aux décisions, forcément importantes, qui découleront de l’existence même d’Internet.
Nous avons choisi de n’utiliser aucun outil commercial comme support des formations que nous offrons. Les raisons qui sous-tendent ce choix sont basées sur une logique qui devrait amener logiquement n’importe quelle entité de formation publique à faire de même. Je les ai résumé, dans le passé, en une boutade : accepterions-nous de donner licence à MacDonalds pour s’occuper de toutes les cantines scolaires de France ?
Mais par dessus tout, notre rôle est de poser le problème que j’ai abordé ici : comment la révolution d’Internet peut-elle se faire sans danger si elle n’est pas accompagnée par la formation de la société toute entière, une formation libre, gratuite et fondée sur l’indépendance.