Confessions d’un voleur Laurent Chemla
JE SUIS UN VOLEUR. Comment nommer autrement celui qui, du fait de ses connaissances techniques, de son pouvoir ou de ses relations, crée ou utilise une pénurie fabriquée de toutes pièces pour vendre un objet devenu rare à des clients qui ne savent même pas à quoi sert cet objet ?
Oh, bien sûr la société ne va pas me condamner pour ça. Non. Elle va au contraire admirer la performance de la « jeune pousse », me considérer comme un entrepreneur courageux de la Net-Economie, me tresser quelque laurier, voire me remercier de mon action en faveur des plus démunis.
Je vends des noms de domaines sur Internet.
Un peu d’histoire et de technique sont nécessaires pour comprendre à quel point je suis un voleur.
Un nom de domaine, c’est ce qui sert à identifier un ordinateur sur Internet. Quand on vous propose d’aller visiter www.machinchose.org on vous indique un nom d’ordinateur (www) qui se trouve dans le domaine « machinchose.org » et qui contient ses informations que vous pouvez consulter sur le Web.
Sans un nom de ce genre, un ordinateur ne peut être consulté qu’en utilisant un numéro, tel que par exemple 212.73.209.251. C’est nettement moins parlant et beaucoup plus difficile à mémoriser. Alors pour simplifier on donne des noms aux ordinateurs qui contiennent de l’information publique. Ce qui nécessite, bien sûr, une base de données qui soit capable de retrouver un numéro à partir d’un nom. Et que cette base soit unique et accessible de n’importe où.
Pendant des années, ce système a fonctionné grace à un organisme de droit public financé par le gouvernement américain. L’Internic (c’était le nom de cet organisme) se chargeait de faire fonctionner la base de donnée, et chacun pouvait y ajouter le nom de domaine de son choix, gratuitement, selon la règle du « 1er arrivé 1er servi ».
Puis vint le temps de l’ouverture d’Internet au grand public (1994), et la fin des subventions gouvernementales au profit du seul marché. Et là, surprise: une agence publique (qui gérait gratuitement ce qu’il faut bien appeler une ressource mondiale unique) fut transformée en entreprise commerciale (Network Solutions Inc, ou NSI), sans que quiconque s’en émeuve particulièrement, et se mit à vendre 50$ par an (puis 35$ par an dans un fantastique élan de générosité) ce qui était totalement gratuit peu de temps avant. Et pour son seul profit.
Je dois vous livrer un chiffre qui, s’il n’est pas confidentiel, mérite cependant le détour : le coût réel de l’enregistrement d’un nom dans la base de données mondiale, y compris le coût de fonctionnement d’une telle base, a été évalué il y a deux ans à 0,30$.
Des chiffres comme ça, je pourrais en donner beaucoup. Je pourrais dire par exemple qu’en estimant le nombre de domaines enregistrés par NSI à une moyenne mensuelle de 40.000, son bénéfice sur les 5 dernières années tourne autour des 80 millions de dollars. Et encore ce chiffre est-il une estimation basse, quand on sait que NSI vient d’être racheté par une autre Net-Entreprise pour la modique somme de 21 milliards de dollars.
Et pourtant, NSI vend du vent, tout comme moi. En fait, nous vendons le même vent.
Vous ne serez pas surpris d’apprendre que si vous vous contentez de taper « machinchose » dans la fenêtre de saisie de votre navigateur Web préféré, ce dernier ira tout seul chercher l’ordinateur nommé « www.machinchose.com ».
C’est pour vous aider, cher lecteur, à aller plus vite. Faites-nous confiance.
Mais d’où sort ce « .COM » sinon d’une décision prise en son temps par Netscape et d’autres de privilégier cette terminaison somme toute ni plus ni moins claire que n’importe quelle autre terminaison ?
De nulle part. Techniquement il aurait été tout aussi simple et viable de créer autant de terminaisons qu’il existe d’activités économiques. Sans entrer dans le débat des terminaisons (on dit TLD pour Top-Level Domain) nationales (telles que .FR ou .BE), et puisque le réseau ne connait pas de frontière, on aurait fort bien pu décider de disposer dans toutes les langues et avec une seule et même base des terminaisons comme « .MAG » pour les magazines, ou « .BANK » pour les banques, que sais-je.
Le seul inconvénient pour vous, lecteurs volés, aurait été l’obligation de taper cette terminaison. Un gros effort, mais qui aurait du même coup fait disparaitre la pénurie artificielle des noms dans le TLD « .COM », dans lequel chaque entreprise du monde espère disposer de son propre nom, et est prête à payer des sommes folles pour l’obtenir ou le racheter au petit malin qui l’a pris avant elle.
Une pénurie artificielle donc, parce qu’on ne peut enregistrer un nom dans « .COM » qu’une seule et unique fois. Et que ce nom ne peut diriger que sur un seul et unique ordinateur.
On a donc un système qui crée une pénurie volontaire, en poussant chaque entreprise à enregistrer dans un seul et unique TLD ce qui fait son identité sur le réseau des réseaux. Et dans le même temps on constate que quelques commerçants font du bénéfice en proposant aux entreprises d’enregistrer pour elles (et contre espèces sonnantes et trébuchantes) ce nom si important, même si l’entreprise n’a aucune envie d’aller « sur Internet ». Mais au moins évitera-t-elle qu’un homonyme lui fasse de la concurrence sur ce marché de l’avenir.
Comment s’étonner dès lors du succès de l’entreprise ? Tout au plus peut-on s’étonner du fait que cette ressource unique et mondiale soit vendue par une entreprise commerciale américaine, et non pas par un organisme sous l’égide de l’ONU, par exemple. Mais le marché est tellement plus efficace…
Efficace au point qu’un beau jour, le gouvernement américain décida qu’il était insupportable de voir une seule entreprise, choisie par lui-même quelques années plus tôt, disposer d’un tel pouvoir sans partage.
Et le pouvoir de nommer n’est jamais anodin ni innocent.
Un jour donc, le gouvernement américain décida (et pourquoi lui ?) d’ouvrir ce marché succulent à la concurrence. Un comité (l’ICANN) fut donc nommé qui devait décider de qui allait pouvoir concurrencer NSI. Rendons grâce à ce comité : il n’a à ce jour rejeté aucune des demandes qui lui ont été faites. C’est la moindre des choses.
Et parmi ceux que l’ICANN a choisi pour participer à ce petit jeu, il y a une petite SARL bien française, créée pour l’occasion par quatre fous qui ne comprenaient pas qu’on puisse vendre aussi cher un objet somme toute totalement virtuel, sans réalité autre que celle que veulent bien lui donner ceux qui inventent les services d’Internet. Et moi je suis un de ces fous, et depuis un mois maintenant, je vends du vent moi aussi. Ce que NSI vend toujours 35$, GANDI (car c’est son nom) le vend 12 euros, après l’avoir acheté au prix de gros (6$) à NSI lui-même.
Et ça rapporte énormément, de vendre du vent. Pour quelques mois de travail de développement et de mise en place d’un serveur sur Internet (un investissement qui se chiffre, soyons généreux, à quelques centaines de milliers de francs), cette petite entreprise a déjà fait un bénéfice net de près de 300.000 francs pour son premier mois d’existence. Un bénéfice qui couvre déjà les dépenses prévues pour l’année en cours, et qui ne peut que grimper au fur et à mesure que l’existence de la concurrence va être connue.
Une entreprise qui, agée de moins d’un mois, avait déjà reçu une offre de rachat pour 100 millions de francs.
Il y a de quoi pleurer, cher lecteur, quand 4 idéalistes qui décident d’entrer dans un marché pour le casser de l’intérieur se voient contraints d’accepter les chauds remerciements de leurs clients qui les assurent de leur reconnaissance totale pour permettre à un plus large public encore d’acheter du vent.
Il y a de quoi rire aussi, quant on sait que GANDI a, en un mois, vendu plus de domaines que n’en ont été créés en 5 ans dans « .EU.ORG », une initivative gratuite et bénévole mise en place par un de mes associés dans cette aventure. A croire que nul ne veut obtenir gratuitement ce qui peut être acheté par ailleurs ? Car quelle différence peut-il bien y avoir entre un « BIDULE.COM » et un « TRUC.EU.ORG » sinon quelques lettres sans importance ?
Je suis un voleur. Je vends des noms de domaines. Je gagne beaucoup d’argent en vendant à un public qui n’y comprend rien un simple acte informatique qui consiste à ajouter une ligne dans une base de données.
Et je vais gagner bien davantage encore quand, la pénurie artificielle ayant atteint son but, le commerce mondial décidera d’ouvrir quelques nouveaux TLD qui attireront tous ceux qui ont raté le virage du « .COM » et qui ne voudront pas rater le virage suivant. Car c’est ce qui est prévu pour le futur immédiat : ce qui était inenvisageable voilà 5 ans va devoir se faire : il ne reste plus guère de noms à vendre dans ce « .COM » surchargé, il est donc temps d’ouvrir quelque nouvelle possibilité de nommage qui relancera un marché dont on voit à quel point il est rentable.
D’accord, l’idée même de voir un organisme tel que l’Organisation internationale de normalisation (ISO) standardiser ce système et vendre au nom de l’ONU cette ressource mondiale fait peur.
Elle fait peur parce que l’exemple de gestion des TLD nationaux (comme .FR) a montré à quel point les administrations étaient inadaptées à la gestion d’un outil aussi rapide qu’Internet : lorsqu’il faut pour créer un nom dans .FR envoyer (par la poste, cher lecteur) une copie papier d’un extrait de K-bis à son fournisseur d’accès qui, seul, pourra demander à l’organisme national la création du domaine tant espéré.
Quand on sait que ce service coûte entre 500 et 1000 francs, on comprend que nombre d’entreprises se contentent de l’interface Web qui permet de créer directement tout ce qu’on veut dans « .COM ».
Nombre de particuliers, aussi : pour eux, la multiplication des formalités administratives et les coûts d’accès sont des obstacles quasiment insurmontables.
On comprend aussi qu’au rythme actuel (et qui ne peut qu’augmenter), GANDI seul aura sans doute enregistré dans 12 mois plus de noms dans « .COM » que l’AFNIC (notre organisme français) n’en a enregistré dans « .FR » en 10 ans.
Mais doit-on, au prétexte que le marché semble mieux adapté que l’état lorsqu’il s’agit de vendre du vent, laisser ce vent au seul marché, sans la moindre contrepartie et alors même que la source de ce vent est unique et limitée ?
Doit-on remercier GANDI de faire baisser des tarifs honteusement élevés, et encenser ses créateurs d’avoir montré que quelques volontaires pouvaient réagir utilement contre le tout-puissant marché en utilisant les armes de ce même marché, ou bien doit-on les considérer comme de simples commerçants qui se croient (quelle horreur) investis d’une mission politique ?